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Un cercle fermé ouvert aux foules rieuses

Comment la fée Sabine m’a déçu

 « Après trois heures de marche dans la forêt nocturne, je te vois enfin. Tu es la fée Sabine. Tu joues de la harpe sur le seuil de ta grotte, embrumée d’une vapeur bleue et scintillante. Comme c’est beau. Bientôt je serai sauvé par toi. Tu jetteras un sort sur ma copine Thelmina afin qu’elle accepte que notre opossum rayé des Iles Fergusson, nommé Démon, dorme dans notre lit. Fée Sabine, tes doigts délicats, agiles et fuselés sculptent d’incroyables harmonies sur les cordes luminescentes de ta harpe de cristal. Comme c’est beau. Combien est grand le pouvoir de ton charme. J’ai bien fait de risquer ma vie en traversant la redoutable forêt des Mille Martyrs Innocents. Me voici proche du but. La nuit prochaine Démon sera avec nous. Comme ce sera bon de sentir sa chaleur de mignon marsupial tout contre moi. Et toi, fée Sabine, tu poursuis ton vertigineux concert. Des cerfs, des sangliers, des faisans, assemblés autour de toi, t’écoutent religieusement, immobiles, domptés, transportés d’émotion au plus profond de leurs âmes animales. J’attends quelques minutes, puis j’ose te faire un petit signe de la main pour que tu remarques ma présence. Mais c’est inutile. Tes pouvoirs te permettent de savoir que je suis arrivé. Cette musique… elle envahit mon corps, elle le fait frissonner de bonheur comme le ferait un courant électrique surnaturel. Je sais que tu va pouvoir me sauver. Je sais que le sort que tu vas jeter sur Thelmina sera très efficace et très magique. Jamais je n’en ai douté. Soudain, tu t’arrêtes de jouer. Je m’avance vers toi. Mais tu entames un nouvel air. Je m’immobilise au milieu des animaux. Et de nouveau, je me laisse emporter par la force merveilleuse de TA harpe. Combien de secondes, combien de minutes, combien d’heures s’écoulent ? Je ne sais pas. Il me semble qu’au dessus des arbres une lueur d’aube commence de poindre. J’ai un peu froid. Et tu joues toujours. Quelle fée infatigable tu fais. Je me suis permis de bricoler un panneau de 4 m sur 3 m sur lequel j’ai tracé à la peinture bleue (tu aimes le bleu, je crois) « Fée Sabine, j’aimerais vous parler juste cinq minutes ». Tu n’as pas regardé une seule fois dans ma direction. Mais je suppose que tu sais, grâce à tes dons extra-lucides, ce que j’ai inscrit sur mon panneau – et ce que je pense dans ma tête. Tes doigts admirables continuent de gambader sur les cordes de ta harpe. J’ai mal aux bras à force de brandir mon panneau. Je dois être patient. Cette musique est si harmonieuse, enveloppante et légère. Certes, ce n’est pas le style de trucs que j’écoute d’habitude. Moi j’aime plutôt la country américaine et les danses qui vont avec. Il doit être dix heures du matin, maintenant. Les animaux sont partis… et tu joues toujours. Pourrais-tu faire une petite pause pour que nous puissions parler de ce qui m’amène ici ? Je te rappelle que j’ai affronté la traversée nocturne de la forêt des Mille Martyrs Innocents rien que pour venir te voir. Arrête de gratter ta harpe. C’est toujours les mêmes accords que tu fais. C’est moche, en fait. Plus personne ne t’écoute. Lâche ce truc. Ah, zut. J’ai cassé ta harpe de cristal. Et ton image (déjà assez vaporeuse) disparaît sous mes yeux. Me voici tout seul, comme un imbécile, devant une grotte vide perdue au milieu de la forêt. Mais je m’en tape. Tu étais vraiment énervante, comme fée. Je me débrouillerai autrement. Je déguiserai Démon en labrador. Thelmina craque pour ce genre de chiens. » ■